LA DERNIERE NUIT GLACIALE D’ANGELA MERKEL

C’est la nuit arctique du 2 décembre 2021, sur le sinistre terrain d’exercice du ministère de la Défense à Berlin. Le souffle des spectateurs, éclairé par les Flaks, évoque celui des chevaux prêts au combat qui, en 1596, attendaient avec impatience que les rênes soient enfin lâchées et que commence le Grand Coup d’État, par lequel le roi de Saxe de l’époque avait transformé la relève nocturne de la garde montée en un rituel de changement de monarchie : un prince s’en va et l’armée lui rend hommage par une parade spéciale. Un rituel qui se répète depuis un demi-millénaire et qui est devenu tristement célèbre dans les années 1930 sous la dictature nazie.

Mais aujourd’hui, en 2021, les choses ont fondamentalement changé. Au son des fifres, des fanfares et des tambours, les soldats défilent – avec des manteaux et des casques qui ressemblent à s’y méprendre à ceux des années 1930 : sinistres, ils portent même les mêmes torches qu’à l’époque. Les soldats s’arrêtent, présentent leurs armes, il règne un silence presque catatonique, seulement interrompu par les voix métalliques des officiers. Mais ensuite, le groupe commence à jouer

La jeune Angela Merkel, nouvellement élue au Bundestag allemand, sourit au chancelier Helmut Kohl

… et la voilà, petite et enveloppée dans un manteau noir, frissonnante et émue. C’est la femme pour laquelle la milice germanique met une fois de plus en scène un rituel impérial, qui implique de nombreux souvenirs controversés que l’on préférerait – peut-être – oublier. C’est Angela Merkel, célébrée parce qu’elle quitte la chancellerie après 16 ans et se retire dans la vie privée. L’une des femmes les plus puissantes et les plus intelligentes de l’histoire, l’une des femmes politiques ayant exercé son mandat le plus longtemps. Une petite fille de la RDA qui zozote un drôle de S et (je m’en souviens bien) qui, juste après la chute du mur, regarde avec admiration les géants démocrates-chrétiens de l’époque qui l’avaient choisie pour représenter son parti dans les territoires conquis par l’Anschluss en 1989.

Au moment où le groupe commence à jouer, un sourire s’échappe et ses yeux s’humidifient. Au lieu d’une marche militaire, elle a joué Nina Hagen : la déesse de l’anarcho-punk allemand, la belle-fille du plus grand chanteur contestataire d’Allemagne de l’Est, qui s’est rendue célèbre près d’un demi-siècle plus tôt – encore à l’époque de la RDA – avec une mazurka dans laquelle elle se plaignait que son ami Michael avait oublié la pellicule couleur lors de son excursion dominicale, ruinant ainsi les souvenirs de cette journée. Une gifle dans un pays où les photos en couleur n’existaient pratiquement pas encore et où Michael photographiait le paysage en plus de sa Nina – ce qui était à l’époque une violation grossière des lois militaires édictées par le régime.

Le coup d’envoi national-socialiste de 1938

Le coup de feu d’aujourd’hui (2015)

Toutes les citations de la Wehrmacht s’effritent devant les airs fringants d’une femme qui, un demi-siècle plus tôt, pour s’exprimer librement, avait quitté non seulement la RDA, mais toute l’Allemagne, déçue par le sérieux réactionnaire de l’Allemagne de l’Ouest, pour aller vivre et chanter à Londres et à New York. Suit une ballade de la grande chanteuse Hildegard Knef qui, dans les années de la reconstruction, raconte ses propres tragédies, maudit le chauvinisme et la culture réactionnaire et militaire de son pays, mais se réjouit d’un avenir dans lequel « il ne doit pleuvoir pour moi que des roses rouges ».

En cette nuit berlinoise, au moment de faire ses adieux, Angela Merkel, émue aux larmes, s’adresse pour la dernière fois au public dans sa fonction officielle. Elle parle de « nous » et désigne ainsi les jeunes de sa (ma) génération, les Allemands, tous les Européens. Nous, nous, nous et puis nous. Ce que nous avons vécu et avec quoi nous avons appris à composer, prêts à changer d’avis avec l’expérience, mais inébranlables au moment de prendre des décisions, surtout les plus difficiles. La seule chose qu’elle dit d’elle-même, c’est qu’elle a vécu ces 16 années avec l’esprit de service (et on en revient aux slogans habituels), mais surtout avec « une gaieté consciente ». Comme cet « illogique » dans l’une des ballades les plus romantiques de Giorgio Gaber.

La chancelière Merkel exhorte un député en le menaçant de lui arracher les oreilles

Elle répète trois fois le concept : nous devons être joyeux, parce que la vie est belle et qu’elle mérite notre énergie constructive. Je l’avoue : ce sont des moments où tous ceux que je connais et qui regardent la télévision sont émus. Je l’explique à ceux qui, par principe ou par frustration, détestent ce grand peuple : Dans la culture allemande, être pathétique et émouvant n’est pas considéré comme une faiblesse, comme nous le croyons, nous qui sommes habitués à nos jérémiades romanesques et napolitaines, mais comme une hypocrisie insultante.

Pour les Allemands, la grandeur de la jeune fille pâle de la RDA, qui regardait le nouveau monde avec des yeux grands ouverts, réside dans le fait qu’elle était mesurée, sérieuse, mais toujours anarchique dans ses décisions (comme dans le cas de l’opposition ouverte de tous les partis allemands lors de l’introduction des euro-obligations pour financer les pays les plus faibles) et dans les occasions officielles (comme lorsqu’elle a raillé le président français Sarkozy lors d’une visite d’Etat pendant une controverse entre Paris et les autorités européennes, en disant devant des micros ouverts « Bienvenue en Europe »).

Silvio Berlusconi et Angela Merkel. La chancelière, qui parle italien, estime que la vulgarité du leader de Forza Italia est « puérile »

Une femme qui avait accepté les blagues stupides et vulgaires de Berlusconi, qui s’était énervée contre le pleurnichard Giuseppe Conte et le morbide Matteo Renzi. Une européenne fondamentaliste, une chrétienne au sens civique et pas seulement religieux du terme (comme le montre l’ouverture des frontières aux exilés syriens pendant la guerre civile). Une dirigeante qui semblait parfois faible et peu sûre d’elle, mais qui a dirigé le pays en s’opposant souvent à son propre parti : qui s’est battue pour l’abandon du nucléaire, pour le maintien des lois sociales et maintenant contre les No-Vaxers.

Ce soir-là, à Berlin, nous, Européens, faisons nos adieux à une femme d’État que nous regretterons. Une dont le dernier acte a été d’appeler Poutine et de le menacer s’il continuait à déployer des troupes aux frontières de l’Ukraine et à expulser les réfugiés vers les frontières enneigées de la Pologne. Une qui a appris à parler italien à Ischia et qui se fait « tutoyer » lorsqu’elle quitte la plage en pantoufles et en peignoir avec son mari invisible (qui est un grand scientifique) et qu’elle prend l’apéritif dans le bar habituel avant de rentrer chez elle pour cuisiner. Angela Merkel, l’une des dernières grandes personnalités d’un siècle terrible, remplacée par le début d’un nouveau, dont la caractéristique est d’émettre une grande peur de l’avenir.

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